La psychanalyse, souvent centrée sur l’individu, a aussi exploré les réalités collectives. Depuis Freud, des penseurs comme Bion, Anzieu ou Kaës ont montré que les groupes sont traversés par des processus inconscients puissants. Cet article propose une lecture de la vie des groupes à partir de ces apports, en mettant en lumière les fantasmes, les défenses collectives et les processus psychiques partagés.
1. Freud et la psychologie des foules : entre hypnose et idéal
Dans Psychologie des foules et analyse du moi (1921), Freud propose une première lecture psychanalytique des groupes. Il y observe que dans les foules, l’individu perd son autonomie psychique au profit d’un idéal partagé, souvent incarné par un leader.
Selon lui :
- Le lien au groupe repose sur un lien libidinal commun, une forme d’amour dirigée vers la même figure idéalisée.
- Le Moi individuel se dissout partiellement dans ce lien au groupe.
- Ce processus rappelle l’hypnose : le sujet se soumet à un autre en renonçant à son sens critique.
Cette analyse, pessimiste, met en garde contre les dangers d’un fonctionnement groupal régressif, qui suspend la pensée individuelle.
2. Bion : le groupe comme appareil psychique
Wilfred Bion, psychanalyste et psychiatre britannique, franchit une étape décisive en distinguant deux niveaux de fonctionnement dans tout groupe :
Le groupe de travail : orienté vers une tâche, rationnel, collaboratif.
Le groupe de base : activé inconsciemment, il est régi par des fantasmes collectifs et des mécanismes de défense archaïques (dépendance, attaque-fuite, accouplement).
Bion observe que ces deux logiques coexistent en tension : même les groupes les plus organisés peuvent basculer dans des dynamiques émotionnelles primaires, qui entravent la pensée.
Il introduit aussi une idée fondatrice : le groupe pense. Il ne se contente pas de réunir des pensées individuelles, il produit ou bloque de la pensée, en tant que tel.
3. Anzieu et le Moi-peau groupal
Didier Anzieu prolonge cette analyse en s’intéressant à la fonction contenante du groupe. De même qu’il existe un Moi-peau individuel (image du moi comme enveloppe protectrice), il existe un Moi-peau groupal qui permet au collectif de se sentir protégé, distinct et cohérent.
Quand ce Moi-peau est fragilisé (trop de conflits, de changements ou d’intrusions), le groupe peut :
développer des défenses massives (clivage, idéalisation, exclusion),
ou régresser à des modes de fonctionnement fusionnels.
Anzieu montre que le groupe a besoin d’un cadre clair, de frontières symboliques pour contenir l’angoisse et soutenir la pensée.
4. Kaës : l’appareil psychique groupal et le contrat narcissique
René Kaës propose une des théorisations les plus abouties du psychisme groupal. Pour lui :
Le groupe est un appareil psychique à plusieurs sujets, c’est-à-dire un lieu où les psychismes s’interpénètrent, créant un espace psychique commun.
Il existe des formations interpsychiques, comme des alliances, des pactes inconscients, des secrets partagés.
Chaque membre confie au groupe une part de son moi, en échange de protection, reconnaissance ou appartenance. C’est ce qu’il nomme le contrat narcissique de groupe.
Quand ce contrat est menacé (par exemple, par une crise, une réforme ou un nouveau leader), le groupe peut traverser une crise de contenance : surgissent alors des angoisses primitives, des clivages et des désorganisations affectives.
5. Exemples en entreprise : les groupes de créativité ou de projet
Dans un contexte professionnel, ces concepts s’observent très concrètement :
Un groupe de projet confronté à l’incertitude peut activer un fantasme de toute-puissance collective (délire de réussite) ou de catastrophe imminente (attaque-fuite).
Un groupe de créativité mal contenu peut voir émerger une pensée stérile, ou au contraire une fusion émotionnelle empêchant la différenciation des idées.
Une équipe managériale peut instaurer un pacte inconscient de non-dits pour éviter les conflits – jusqu’à ce qu’un nouveau membre vienne déstabiliser ce fragile équilibre.
Dans tous les cas, l’analyse psychanalytique invite à considérer non seulement les contenus rationnels du groupe, mais aussi ce qui circule en creux : affects, peurs, attentes, interdits
Conclusion : penser le groupe au-delà de la surface
La psychanalyse offre des clés puissantes pour comprendre la vie des groupes : elle révèle l’envers du décor, les processus invisibles qui influencent les relations, la pensée et les décisions collectives.
Dans un monde où le travail d’équipe, la coopération et la co-construction sont valorisés, cette grille de lecture invite à prendre soin du cadre, à décoder les signaux faibles, et à respecter les rythmes psychiques du collectif.
Car un groupe qui pense, qui contient, qui rêve et qui symbolise est un groupe vivant — et non un simple dispositif fonctionnel.