Une avancée dans la compréhension des dynamiques collectives:
Longtemps perçu comme une simple addition d’individus, le groupe a été repensé en profondeur grâce aux travaux du psychanalyste René Kaës. En introduisant la notion d’appareil psychique groupal, Kaës nous invite à concevoir le groupe comme un véritable sujet, doté de sa propre vie psychique. Cette perspective a des implications majeures pour la clinique des groupes, l’analyse institutionnelle, mais aussi pour le management et la créativité en entreprise.
Le groupe : un espace psychique partagé
Selon Kaës, lorsqu’un groupe se forme, ses membres ne mettent pas seulement en commun leurs compétences ou leurs objectifs : ils partagent également une part de leur monde psychique. Ce partage donne naissance à une structure invisible mais opérante : l’appareil psychique groupal.
Cet appareil fonctionne comme un système de traitement de l’inconscient collectif, traversé par des fantasmes, des défenses, des représentations communes et des conflits implicites. Il agit comme un lieu de transformation psychique, qui influe sur les individus tout en étant influencé par eux.
Trois principes clés de la théorie
1. La co-construction psychique
Les individus participent à la construction d’un espace psychique commun. Ce processus permet au groupe d’absorber, de transformer ou de rejeter certaines tensions individuelles. Il en résulte une dynamique complexe entre l’individuel et le collectif.
2. Les contrats narcissiques et pactes dénégatifs
Tout groupe repose sur des contrats inconscients d’appartenance. En échange de reconnaissance et de protection, les membres acceptent d’adhérer à certaines normes implicites. Pour maintenir la cohésion, le groupe peut aussi instaurer des pactes dénégatifs, consistant à ignorer ou à refouler certains conflits ou réalités.
3. Le transfert groupal
Les affects et représentations habituellement dirigés vers une personne (comme dans la relation analytique) sont ici projetés sur le groupe lui-même ou sur certaines figures internes au groupe (leader, bouc émissaire, héros, etc.). Le groupe devient alors porteur de projections multiples, avec leurs effets d’alliances, de scissions, ou de blocages.
Une illustration : un groupe de créativité en entreprise:
Prenons l’exemple d’un groupe de créativité constitué dans une entreprise industrielle pour imaginer de nouveaux produits éco-conçus. L’objectif est rationnel : produire des idées innovantes. Mais rapidement, des phénomènes inconscients traversent le groupe.
Un participant silencieux est inconsciemment désigné comme porte-parole des résistances. Il cristallise des tensions liées à la peur du changement.
Un autre, particulièrement enthousiaste, incarne la figure du héros créatif, valorisé et surinvesti, ce qui provoque chez d’autres un sentiment de mise à l’écart.
Des pactes dénégatifs s’installent : il devient difficile d’exprimer le doute, le scepticisme, ou de questionner la légitimité du projet, sous peine de "casser l’ambiance".
Dans ce contexte, comprendre le fonctionnement de l’appareil psychique groupal permet de repérer ces dynamiques implicites, d’en parler, et ainsi de restaurer une circulation plus libre des idées et des affects. Le groupe retrouve alors sa fonction contenante et transformatrice, et la créativité peut redevenir collective.
Une conception opérante pour les organisations
La théorie de Kaës trouve aujourd’hui des applications dans des domaines variés : thérapie de groupe, supervision d’équipes, gouvernance partagée, conduite du changement… Elle nous rappelle que toute organisation humaine est traversée par un inconscient collectif, qui influence les décisions, les alliances, les résistances.
Dans un monde professionnel en quête de sens et d’intelligence collective, la prise en compte de l’appareil psychique groupal offre une voie féconde pour penser autrement la coopération, la créativité et la conflictualité au sein des groupes